"La civilisation européenne a deux âges, comme elle a eu deux foyers : l'un dans l'antiquité au sud, l'autre dans les temps modernes, au nord. Il n'est pas étonnant qu'il en ait été ainsi, puisque le système géographique de l'Europe est double. Une chaine de montagnes longue de 700 lieues, les Pyrénées, les Alpes et les Balkans, coupe ce continent en deux. Au sud, des presqu'iles, des montagnes et des torrents qui arrêtent les communications intérieures; au22 nord, une plaine immense, où les cours d'eau errent paresseusement comme ont erré longtemps les hommes qui habitaient leurs bords. D'un côté, les populations gréco-latines, le régime municipal, la vie sédentaire et une civilisation brillante, où l'art contenu par le goût, occupe la première place; de l'autre les tribus germaniques et slaves, le despotisme monarchique ou le gouvernement féodal, et une société sérieuse et triste, avec des moeurs volontiers nomades et une imagination vagabonde. Ici, sous le soleil, la vie tout au-dehors, sobre, mais bruyante et rieuse, souvent féroce; là, cachée au foyer domestique, souvent pensive et pourtant sensuelle. A Rome, Léon X et Raphaël, à Wittemberg, Luther et les colères iconoclastes de la Réforme. En un mot, une différence de constitution morale et politique qui n'a jamais permis à ces deux moitiés du monde européen de vivre des mêmes idées et de s'entendre.
Or, cette ligne de montagnes, qui sépare deux mondes et deux sociétés, n'est coupée qu'en un seul point, et ce point se trouve en France. Entre les Alpes et les Pyrénées, il y a solution de continuité : par la vallée du Rhône, la France s'ouvre sur l'Italie, comme par celles de la Moselle et du Rhin elle s'ouvre sur l'Allemagne, ce qui a permis à ces deux moitiés de l'Europe de se rencontrer chez nous. Au lieu de s'y combattre éternellement et de faire le vide entre elles, les deux civilisations du nord et du midi, féodalité et régime municipal, droit coutumier et droit romain, langue d'oïl et langue d'oc, se sont modifiées aux bords de la Loire et de la Seine, l'une par l'autre, si bien que du mélange est sortie une civilisation nouvelle, à la tête de laquelle la france est restée.
Touchant à tous et à toutes, la France n'a pu être exclusive ; de là son caractère sympathique. Elle ne peut avoir une existence solitaire : donc sa pensée sera générale, sa vie expansive, et mille fois elle sortira par les mille routes qui s'étendent devant elle aux quatre coins de l'horizon. Par là aussi, elle subira, plus qu'une autre, les influences étrangères ; ce qui la forcera de se replier sur elle-même pour se concentrer. Mais ce flux et ce reflux incessants de guerres et d'idées ont fait de la France le centre politique et moral de l'Europe, le pays chargé de traduire à tous les idées de chacun. (...)"
Ce texte est la conclusion de l'Introduction à l'histoire de France de Victor Duruy. Il date de 1865. L'ensemble du texte est magnifique. Comment ne pas aimer l'histoire et la géographie quand elle est écrite de cette si belle manière!
Et comment ne pas rappeller que Victor Duruy fut aussi ministre de l'instruction publique et que c'est à lui que l'on doit, bien avant Jules Ferry, l'obligation pour les communes d'ouvrir des écoles pour les filles, l'enseignement obligatoire de l'histoire et de la géographie et l'accès gratuit à l'instruction primaire pour les enfants des familles pauvres. Combien de pays de par le monde ont encore à mettre en place de telles réformes!